20 janvier 2006
MIREILLE HAVET DE SOYECOURT:
"Le monde entier vous tire par le milieu du ventre"
Ecrivaine prodige, Mireille Havet publie son premier livre lorsqu'elle a 17 ans. Reconnue immédiatement par Colette, Cocteau, Apollinaire, E. Jaloux, Rachilde, Natalie Barney..., Mireille Havet affiche précocement également son amour pour les femmes (Madeleine de Limur, Marcelle Garros) et son penchant pour les stupéfiants. Elle brûle sa vie très vite et meurt, malade, seule et pauvre à 34 ans. A travers ses écrits, c'est le Tout-Paris mondain et littéraire qui revit et c'est une personnalité passionnée, lucide, au destin fulgurant, que l'on découvre.
C'est à Paris, la nuit du 30 octobre 1918, un mercredi, que débute le journal de Mireille Havet («Journal 1918-1919», par Mireille Havet, Editions Claire Paulhan). Douze jours avant la fin officielle des hostilités. «L'avant-guerre tombe en poudre», note-t-elle. Née à Médan, en région parisienne, le 4 octobre 1898, Mireille Havet est âgée de 20 ans et elle n'a plus qu'à peine quatorze ans à vivre, sourdement délitée par les mélanges de stupéfiants et le manque. En 1918, elle a déjà vécu une bonne part de sa carrière d'enfant prodige de la littérature, «petite poyétesse» couvée par Guillaume Apollinaire. Bien avant Paul Nizan, Mireille Havet voit ses vingt ans comme « l'âge de l'amertume » : « A force d'exigences et de retombements, de projets et de défaites froides comme l'averse qui donne la fièvre dont on crève à vingt ans, je n'attends plus rien que moi-même.»
Amie de Cocteau et de Copeau, lectrice avide de Gide, Colette, Maeterlinck, Claudel, Walt Whitman... la jeune Mireille Havet est donc pleinement consciente que le monde d'avant est «décoloré», fini, plombé. Comme Apollinaire, l'ami d'enfance, mort deux jours après l'armistice et qu'elle enterre. Il fut longtemps l'invité de ses parents, ainsi que Paul Fort et bien d'autres poètes et artistes postimpressionnistes et symbolistes, auxquels le père de Mireille était très lié. C'est grâce à Apollinaire que, adolescente insoumise ayant fui le lycée, elle publie ses premiers écrits dans des revues d'avant-garde, dont Soirées de Paris, qu'il dirigeait. Les pages qu'elle consacre à son enterrement au cimetière du Père-Lachaise disent sa douleur, son indignation devant la mort : « Notre pauvre Guillaume, dans cet affreux cimetière plein de petites maisons bourgeoises... comme des cabinets, d'inscriptions idiotes, de noms ridicules que soulignent de vieilles perles. [...] Et nous l'avons laissé. Que pouvions-nous faire ? Nos larmes étaient bien peu en comparaison de notre désespoir. Que c'est bête ! [...] Je me sens diminuée de tous ces êtres en moins. »
Ce Paris insomniaque qui l'appelle lui procure un mélange nerveux d'ennui et d'exaltation, «quelque chose que j'ignore mais qui doit m'appeler, me désirer quelque part, et je n'éprouve pas de calme à rester chez moi. Il faut que je sorte, que j'achète, que je parle...» . La dérive moderne s'effectue en automobile ; ainsi décrit-elle l'équipée d'une première sortie en voiture. «Nous étions là cinq fous de 18 à 22 ans, cinq fous échappés plus ou moins entiers à la guerre afin de reprendre cette bête d'existence et de la perpétuer encore un peu (...) durant nos vies oisives et criardes d'enfants têtus. Olivier aux épaules bleu de ciel entourées de fourragères. Tania Stall jolie et distinguée (...). Mima en grande tenue d'infirmière et sa bonne figure tannée par le vent, par l'espace, par la guerre. Et Sacha, enfin, beau comme un ange... sur trois jambes dont deux, hélas, sont en bois.»
En quelques mots, surgit devant nos yeux une génération à la fois libre et abîmée, âge tendre et jambes de bois, que «parachève et parafine chaque jour la vie parisienne et son fouet à neuf queues». L'effet stupéfiant du Journal de Mireille Havet tient d'abord à sa capacité de formuler d'une phrase superbe ce récit parisien, d'imager «le sucre triste» de Paris sous la neige, les odeurs de ses nuits, de ses tangos, de ses chapeaux, de sa mélancolie. Avant tout, il est merveilleusement écrit.
L'autre bombe que recèle cet écrit autobiographique est celui d'une sexualité formulée sans détour. Car Mireille Havet est tenaillée par le désir des femmes, qui apparaît dès la seconde page du journal «J'ai une nouvelle fixité, cette Petite Nicoll, si séduisante et belle...» , pour ne plus jamais disparaître. C'est son «fix», le vrai, même si apparaissent également les plaisirs éthérés et opiacés : la rencontre amoureuse d'un nouveau visage et l'anticipation des «étreintes les plus souples», la poursuite de la personne jusqu'à l'inévitable trahison, «les défaites froides», pour aussitôt la remplacer par une autre. Elle a beau mettre pas mal de cinéma dans ses tentatives de séduction (envoi d'oeillets surmultipliés, bombardement de lettres tendres...) : c'est la première fois, dans l'âge moderne, qu'une femme sort du placard pour dire avec les mots les plus charnels son homosexualité. Sans honte, sans châtiment, sans crime. C'est un journal, elle n'a pas besoin de se cacher. Elle n'écrit pas non plus pour un homme, complaisamment. Mireille Havet ne se pare aucunement des complications poétiques de l'amitié à la grecque. Exemple direct : «Ah Laure, coucher avec toi jusqu'à en mourir.» D'ailleurs Mireille Havet n'aime pas tellement «les gousses», comme elle appelle cette société saphique qui converge autour des salons de Natalie Barney ou Romaine Brooks, ces Américaines riches qui vivent leur lesbianisme à Paris et qu'elle fréquente avec ferveur, mais également avec quelque cynisme, prête, dit-elle, à succomber contre rétribution (elle travaillotte alors, grâce à Cocteau, aux éditions de la Sirène). Dans la focale de ses excitations défilent, non celles-là, mais des femmes en fleur, Edma Nicoll, Magdeleine Clauzel, Laure de Traz, Madeleine de Limur (à qui elle consacre son roman unique, Carnaval, en 1923) jusqu'à Yvonne de Bray, l'actrice, qui lui file son adresse en douce....
Elle fréquente les salons, mais ne perd pas sa cruauté lucide : « Une curiosité violente me mène partout, chez tous, chez Natalie Barney, chaque vendredi, où l'on ne voit guère que des gousses et des vieux messieurs décorés. » « J'écoute tout, je vois tout, dit-elle encore, et cependant mon coeur est si loin, ma tête pleine d'une étonnante marée qui bourdonne. Je souris, insolente, tête nue, à la foule qui dévisage ma scandaleuse jeunesse. »
De même que Jean Genet n'était pas de ces homosexuels que les maîtresses de maison snobs trouvent « tellement amusants » pour égayer leurs dîners convenus, Mireille Havet n'était pas de ces « femmes préférant les femmes », en une sorte d'exotisme qui fait sourire les hommes et, parfois, les excitent. Elle était de ces lesbiennes impardonnables, conquérantes, envahissantes, prenant volontiers aux maris leurs épouses et proclamant leur détestation du masculin : « Tristesse ! Tristesse, je ne puis rien supporter, j'ai en moi la haine de l'homme, l'instinct unique de la défense, de la fuite et de l'injure. Tout en eux me semble grossier et ridicule, j'ai la haine de leur corps, de leur sexe, de leur désir. Ils sont pour moi d'infâmes faiseurs d'enfants, blesseurs de rêves, ennemis et bourreaux de nos tendresses et de nos féminités. »
Elle a les cheveux courts et la dégaine provocante, porte des cravates mauves, une bague pierre de lune et une canne de jonc, fume des cigarettes, s’adonne à l’opium et rame, dans la lumière d’hiver, sur le lac du bois de Boulogne. Elle hante les lieux chics d’un Paris qui exhale «un parfum d’équivoquerie cérébrale, de demi-monde et de maison close». Contemporaine de Radiguet, elle déteste son image de poète prodige, mais s’applique à en abuser chez Natalie Barney, «où l’on ne voit que des gousses et de vieux messieurs décorés»; dans les salons de Misia Sert, des Berthelot, de la princesse Murat; au Ritz, au Savoy, chez Vatel, où elle drague des «femmes claires» dont elle veut faire chanter les corps; dans les «tam-tam» des Champs-Elysées où elle danse le tango jusqu’à l’aube; dans les cocktails où l’on offre «de la coco comme un bonbon» et les Rolls Royce qui sentent l’eau de Guerlain. Elle cherche à s’étourdir, à se perdre. Elle crâne. Elle incarne, jusqu’au pathétique, les Années folles.
Dans ce journal rédigé comme une longue plainte, avec un lyrisme de condamnée, on est saisi par le désarroi d’une jeune fille en quête d’absolu, par le regret qu’elle a de son enfance perdue, par sa nostalgie de la campagne qu’elle dit avoir trahie pour les paradis artificiels. Il y a là un mélange de naïveté et de maturité, de romantisme et de cynisme. Elle se surestime et se méprise à la fois. L’ange fait la bête. «Je suis, écrit-elle, un si drôle de personnage, à la fois si surfait et si enfantin, si périmé et si outrageusement curieux d’avenir, si mort de toutes les morts et si vivant d’une vie qui s’estompe à peine, à peine... »
Mireille Havet rédigea, de 1913 à 1929, un extraordinaire et monstrueux Journal, dans lequel elle décrit sa « vie de damnation », une vie de guet et d’attente, de songe et d’outrance, une vie aimantée par son « goût singulier » pour l’amour des femmes et les stupéfiants. « À force d’exigence et de retombements, de projets et de défaites froides comme l’averse qui donne la fièvre dont on crève à vingt ans, je n’attends plus rien que moi-même, ma belle petite âme que parachève et paraffine chaque jour la vie parisienne et son fouet à neuf queues. Je suis un jouet entre les mains, les lèvres des foules, où mon nom, ma petite identité qui aspirait au lyrisme est balancée comme un numéro de foire, une attraction vernie qui ne coûte pas cher. Je suis une barque haletante et fracassée sur la mer sans étoile, où nous naviguons de compagnonnage avec les lames mauvaises, lourdes comme l’huile, et les petits poissons changeants qui se cachent dans la lune selon les marées. Hélas !… »
Claire Paulhan, son éditrice, a voulu amorcer l'édition des 5 millions et demi de signes du Journal d'Havet par cette année d'après-guerre. Il y encore l'enfant prodigue d'avant la guerre (à partir de 1913) et le volume allant jusqu'au naufrage en 1929 dans la morphine, la cocaïne et l'héroïne (elle meurt de tuberculose en 1932).
Selon Claire Paulhan « La grande particularité de ce journal est d'être, à ma connaissance, la première autobiographie publiée à ce jour qui décrit ouvertement l'homosexualité de son auteur, avec une liberté de ton, une indécence naturelle, une amoralité lucide, mais aussi [...] une indéniable qualité d'écriture. »
[Un grand merci à Libération, au Nouvel Observateur, à Télérama et aux Editions Claire Paulhan qui m'ont fourni la documentation me permettant d'élaborer cet article]
09:10 Publié dans Célèbres | Lien permanent | Commentaires (0)
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