Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28 janvier 2007

Gender trouble

Judith Butler : l’écume des genres

Popularisés depuis quelques années en France par différents chercheurs, les principes de la question de genre et du queer étaient pourtant orphelins de leur œuvre fondatrice,"Gender trouble", de Judith Butler (1990). Jamais traduit jusqu’alors, ce livre est désormais disponible en français (depuis 2005). Rencontre exclusive avec son auteur. Par Tim Madesclaire et Julien Picquart.

En 1990, Judith Butler, alors jeune philosophe inconnue, publie aux Etats-Unis "Gender trouble", un livre qui connaît immédiatement un fort retentissement non seulement dans les milieux féministes — dont elle propose une critique radicale — mais aussi pour ce qui émergeait comme la théorie "queer", à savoir une relecture des questions de genre — gay, lesbienne, transexuel — en rupture avec les discours militants des années 70 ou 80. Dans son introduction à la réédition de "Gender trouble" aux USA, Butler s’étonnait, non sans plaisir, de l’impact de son livre sur les réseaux militants, et se réjouissait qu’il ait pu servir de fondement à des actions politiques, au-delà de la théorie.

En France, "Gender trouble" est le livre dont tout le (petit) monde des chercheurs, intellectuels et militants a entendu parler, sur lequel des pages et des pages ont été écrites, qui a été commenté par un nombre impressionnant d’auteurs — en particulier les pourtant incompatibles Didier Eribon et Marie-Hélène Bourcier — mais qui n’avait, étrangement, jamais été traduit. Pourtant, les références auxquelles fait appel Judith Butler dans "Gender Trouble" sont pour une grande partie françaises. Elles constituent un corpus que François Cusset avait décrit dans un livre, "French".

Le texte est bien sûr ardu. Même pour le lecteur averti et peu paresseux qui, bien que connaissant bien Foucault, Kristeva, Lacan, Irigaray (il y en a !), risque de décrocher soudain en s’acharnant sur le "phallogocentrisme", l’envie lui prenant soudain d’aller explorer quelques parties étranges de son corps sexué. La solution pourrait être de mettre en place, à sa table de lecture, quelques dispositifs cruels pour se concentrer, comme une machine à fouet à la Jenny Holzer ou une stimulation électrique à chaque signe de décrochage. L’autre solution consiste à commencer par d’autres textes plus abordables de Butler, conférences, entretiens, qui reprennent largement les idées de la philosophe qui sait, quand il le faut, "traduire" sa pensée en des mots clairs et souvent touchants.

Le genre en questions

Interview exclusive de la philosophe américaine Judith Butler, professeur à Berkeley.
 
medium_JudithButler.gif


Comment vous est venue l’idée que questionner le genre pouvait aussi concerner d’autres sujets qui étaient bien au-delà du masculin et du féminin ?

Dans les années 80, je crois, j’avais l’habitude d’aller dans des bars et j’ai pu y voir un certain nombre de "drag shows". Je me souviens avoir pensé que certains des "hommes" qui se produisaient là "interprétaient" la féminité d’une façon qui m’aurait été impossible. Je participais également à des rencontres féministes à l’université où j’entendais parler des présupposés hétérosexuels et des désirs de maternité des "femmes". Je me suis alors rendue compte que je ne pouvais pas trouver de sens à ces deux mondes. Le problème semblait bien plus complexe, et dire que les femmes qui étaient "butch" ou sans enfants étaient "masculines" sans dire comment leur participation à cette pratique modifiait la masculinité ne suffisait pas. De même, les hommes qui "interprétaient" la féminité la changeaient aussi. Le genre m’est apparu comme une catégorie certes intrinsèquement complexe, mais également comme une catégorie constamment en train d’être produite.

Seriez vous d’accord pour comparer la stratégie du genre au judo, en particulier lorsqu’il s’agit de lutter contre les discours de haine ?

Je pense effectivement que l’on doit bouger avec et contre certaines normes sociales, afin de les détourner vers d’autres fonctions. Un peu comme le "umfunktionierung" dont parlait Brecht. Il pensait que l’on pouvait s’emparer des symboles de la vie bourgeoise et les réutiliser pour produire de nouvelles significations.

Vous utilisez souvent l’expression "une vie vivable". Qu’entendez-vous par là ?

Une vie qui permette d’éviter la rage suicidaire. Quand vous vivez dans une culture qui vous criminalise et vous pathologise en raison de votre sexualité ou d’une déviance de genre, la tentation de se faire disparaître est grande. Ma question est : à quoi ressembleraient des normes culturelles qui permettraient à celles et ceux considérés jusque-là comme incompréhensibles de s’épanouir un peu ?

Après toutes ces années de travail sur ces questions, quel bilan tireriez-vous de ce que l’on a appelé la "théorie queer" ?

Je pense que la théorie queer continue d’apporter une contribution importante, en ce qu’elle nous donne un moyen de comprendre les identifications complexes qui sont à l’œuvre dans la sexualité. Elle nous permet de problématiser le genre, de sorte qu’on ne le considère pas comme donné. Et elle nous commande de conceptualiser les relations entre la sexualité, le genre et le pouvoir selon des termes qui ne peuvent se réduirent à de simples revendications identitaires. Il faut également souligner que l’homosexualité structure l’hétérosexualité de façon que l’on commence juste à comprendre dans les domaines de l’art, de la littérature, de l’histoire et de la théorie.

Je comprends qu’il puisse y avoir quelques efforts pour institutionnaliser la théorie queer mais mon sentiment est qu’elle doit rester une critique de l’institutionnalisation même. Il ne faut pas oublier que ses origines se trouvent dans des mouvements sociaux tels que Queer nation ou Act Up. Et ceux-ci ont trouvé leur place et leur efficacité à travers une forme d’intervention théâtrale, situationnelle et non routinière. Selon moi, la théorie queer n’est pas une doctrine, elle doit intervenir d’une manière épisodique et stratégique. Son passé, son présent et son futur font partie d’un processus historique, dont la fin est ouverte.

medium_JudithButler2.jpg
Judith Butler, "Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion", La Découverte, 23 euros.
   
 
Une œuvre fondatrice
Le sociologue Eric Fassin a préfacé la version française de "Gender trouble". Nous lui avons demandé en quoi ce livre a influencé son travail.

"Le travail de Judith Butler m’a été particulièrement utile sur trois points. En premier lieu, le livre pose dès 1990 la question sexuelle en termes d’articulation entre genre et sexualité. C’est que Judith Butler s’inscrit au point de rencontre entre les problématiques féministes, d’une part, et gaies et lesbiennes, d’autre part : elle prend le parti de tenir ensemble les deux logiques, sans jamais dissoudre les questions de sexualité dans celles de genre, mais aussi sans oublier le genre au profit de la sexualité. Dès le début des années 1990, c’était le point de tension qui se dessinait aux Etats-Unis (et, en creux, en France) : cette œuvre m’a aidé à m’y situer de manière plus précise, plus consciente, plus réfléchie.

En deuxième lieu, j’avais d’abord été intéressé par la possibilité qu’ouvrait l’ouvrage de formuler une politique minoritaire sans fondement identitaire, voire contre l’assignation identitaire : cette perspective critique me paraissait prometteuse, surtout dans le contexte français, en ce qu’elle permettait de dépasser l’alternative entre République et communautarisme. En troisième lieu, plus récemment, son travail m’a aidé à penser le statut des normes dans notre société, ou dans nos sociétés que j’appellerais "démocratiques". Il est vrai que Judith Butler se pose la question du sujet (de l’assujettissement et de la subjectivation) dans la société, comme un enjeu théorique, plutôt qu’historique ; mais elle n’en pense pas moins à partir d’aujourd’hui. Or l’incertitude normative permet de penser notre actualité — non pas un monde où il n’y aurait plus de normes, mais un monde où leur statut est moins assuré, où il y a du trouble dans l’emprise des normes — ce qui nous ouvre une marge de liberté".
 
On pourra également consulter avec profit les pages page 1
page 2
page 3
 

Commentaires

Que ton billet tombe bien : Un article entier ( Interview en sus ) lui est consacré dans le magazien "Psychologies" de Février 2007 !

Écrit par : Patricia-M ! | 29 janvier 2007

Les commentaires sont fermés.